Comment “Amoris laetitia” a permis à un journaliste de voir clair sur le Concile
Aldo Maria Valli : J’ai nourri de l’admiration pour de nombreux acteurs des sessions conciliaires, et la Providence m’a permis de connaître personnellement certains d’entre eux. J’ai toujours apprécié leur passion et leur amour pour l’Eglise.
Ayant grandi dans l’Eglise postconciliaire (dans mon cas, à Milan), pendant longtemps je n’ai même pas soupçonné que le Concile pouvait porter en lui les germes d’une évolution théologique et pastorale et, pire encore, d’une déviation par rapport à la Tradition et au dépôt de la foi. Au cours des années où j’ai suivi les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI en tant que vaticaniste, j’ai fait mienne la vision de ce qu’on appelle « l’herméneutique de la continuité ».
Mes premières perplexités remontent au milieu des années 90 du siècle dernier, lorsque, pour des raisons professionnelles, j’ai déménagé de Milan à Rome. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est précisément à Rome que j’ai ressenti les symptômes d’une dégradation, avant tout liturgique, qui m’a amené à me poser quelques questions.
Puis en l’an 2000, lors du grand jubilé [de l’Année sainte], j’ai eu pour la première fois l’occasion d’observer et de connaître les prêtres de la Fraternité Saint-Pie X, lors de leur pèlerinage, et j’en ai été édifié. Depuis lors, ma position à l’égard du Concile est devenue de plus en plus critique jusqu’à ce que, avec le pontificat de François, j’en voie toutes les contradictions internes.
En résumé, je crois que l’incohérence fondamentale, vis-à-vis de la Tradition, se trouve déjà dans le discours d’ouverture de Jean XXIII, Gaudet Mater Ecclesia. Au moment même où il affirme que la tâche du Concile est de défendre et de diffuser une doctrine certaine et immuable, le pape dit : « Pour l’instant, l’Epouse du Christ préfère utiliser le remède de la miséricorde plutôt que d’employer les armes de la rigueur. »
C’est là que le bât blesse. D’un point de vue chrétien, il n’est pas logique d’opposer la miséricorde et la rigueur l’une à l’autre. Au contraire, la rigueur dans la défense et la diffusion de la doctrine juste est la plus haute forme de miséricorde, car elle vise au salut des âmes.
Par cette faille, ouverte depuis le début du Concile, le relativisme s’est glissé dans l’Eglise, les abus et les trahisons y ont pénétré. En un mot, le monde a pénétré et l’homme a été mis à la place de Dieu. Certes, l’œuvre de subversion avait déjà commencé bien avant, mais le Concile a agi comme un détonateur, également en raison d’un optimisme injustifié envers la modernité.
RS : Au fil des ans, vos positions sur ces questions se sont progressivement rapprochées de ce qui – en termes journalistiques – peut être défini (et simplifié) comme « traditionalisme ». Y a-t-il eu un événement déclencheur qui a déterminé cette réflexion de votre part ?
AMV : L’événement déclencheur a été la publication d’Amoris lætitia, en 2016. Si les doutes étaient déjà présents au début de ce siècle, et s’étaient progressivement accrus depuis 2013, avec l’élection de François, l’exhortation apostolique « sur l’amour dans la famille » m’a définitivement ouvert les yeux.
J’ai dû prendre note du fait que l’ambiguïté et le relativisme, à ce jour, n’étaient pas seulement entrés dans l’Eglise, mais avaient pris forme de magistère. Je dois dire qu’au début, en ce qui concerne Amoris lætitia, j’étais tellement incrédule que j’ai nié l’évidence. Je l’ai donc relu plusieurs fois et j’ai dû finalement prendre acte, avec douleur, de la réalité.
Le document est imprégné de l’idée qu’il existe un devoir de Dieu de pardonner et un droit de l’homme à être pardonné, sans qu’il soit nécessaire de se convertir. La loi divine éternelle est pliée à la prétendue autonomie de l’homme.
Le concept de discernement est instrumentalisé afin d’exonérer du péché. Je dirais qu’Amoris lætitia a validé la révolution qui avait eu lieu : non pas un changement de paradigme (une expression fumeuse utilisée pour justifier la subversion), mais le triomphe de la vision moderniste, tant dans le contenu que dans la méthode. […]
Le prix de la fidélité
RS : […] Dans quelle mesure pensez-vous qu’il y a ou que se développe la prise de conscience que – au-delà de ce que fait le pape Bergoglio – nous sommes confrontés à une crise qui a pour cause le concile Vatican II ?
AMV : Il est difficile de brosser un tableau d’ensemble, car les positions sont très différenciées. Il y a les idéologues, les modernistes qui ont dogmatisé le Concile et qui s’en prennent à tous ceux qui tentent de mettre en lumière ses apories.
Il y a les opportunistes qui se conforment à la vision moderniste non par conviction, mais pour les avantages qu’elle apporte. Il y a les silencieux qui, même s’ils sont conscients des problèmes, préfèrent garder le silence, prétendant que la seule chose à faire est de prier, en attendant que la tempête se termine. Il y a ceux qui ont peu à peu ouvert les yeux mais ne savent pas comment agir.
En général, j’ai remarqué qu’il y a un problème psychologique répandu parmi ceux qui, comme moi, ont grandi dans l’Eglise postconciliaire. Parmi les personnes consacrées et les laïcs, il est difficile pour beaucoup de déchirer le voile, car cela reviendrait à admettre que toute leur vie a été consacrée à une Eglise déviante.
Je les comprends. Je peux moi-même dire que « j’étais mieux quand j’étais moins bien [dans le relativisme de l’Eglise conciliaire. NDLR] ». Quand j’étais encore inconscient, je n’ai pas ressenti l’amertume et le découragement qui s’emparent souvent de moi aujourd’hui, face aux abus liturgiques, aux aberrations doctrinales, aux concessions faites au monde, aux trahisons de la foi.
Mais la Vérité est source de division. Jésus le dit clairement : « Je suis venu apporter non la paix, mais le glaive » (Mt 10, 34). Une Eglise qui est toute de paix et d’amour, toute de sucre, est une construction mentale et culturelle qui n’a pas d’équivalent dans les Ecritures ou dans l’histoire de la civilisation chrétienne. […]
François n’agit pas en pape
Dans cet entretien, Aldo Maria Valli précise à propos de l’article qu’il a fait paraître sur son blogue Duc in altum du 20 février 2021, intitulé « Rome sans pape. Bergoglio est là, mais pas Pierre » (voir FSSPX.Actualités du 26/02/21).
Je suis étranger à toute tentation sédévacantiste et je crois que François est le pape. Les doutes avancés sur les prétendues contraintes qui ont conduit au renoncement de Benoît XVI, ainsi que ceux sur la rectitude de l’élection de François, n’ont conduit à aucune preuve : il y a des soupçons, mais pas de preuve. En ce qui concerne le choix fait par Joseph Ratzinger, je crois que ce fut une fuite. […]
En ce qui concerne François, je crois qu’il n’agit pas en tant que pape, même s’il l’est. Et les raisons de mon évaluation sont d’ordre théologique. François ne nous présente pas le Dieu de la Bible, mais un dieu adultéré, un dieu adapté aux prétentions humaines, un dieu qui ne pardonne pas mais exonère.
Comme je l’ai écrit dans mon article, ce dieu engagé plus que tout à exonérer l’homme, ce dieu en quête de circonstances atténuantes, ce dieu qui s’abstient de commander et préfère comprendre, ce dieu qui « est proche de nous comme une mère qui chante une berceuse », ce dieu qui n’est pas juge mais « proximité », ce dieu qui parle de la « fragilité » humaine et non du péché, ce dieu plié à la logique de « l’accompagnement pastoral » est une caricature du Dieu de la Bible.
Car Dieu, le Dieu de la Bible, est certes patient, mais pas laxiste ; il est certes aimant, mais pas permissif ; il est certes attentionné, mais pas accommodant. En un mot, il est père dans le sens le plus complet et le plus authentique du terme.
La perspective adoptée par le pape Bergoglio semble au contraire être celle du monde : qui souvent ne rejette pas totalement l’idée de Dieu, mais rejette les traits qui sont moins en accord avec la permissivité régnante.
Le monde ne veut pas d’un vrai père – aimant, dans la mesure où il juge aussi, – mais d’un copain ; mieux encore, d’un compagnon de voyage qui laisse faire et dit : « qui suis-je pour juger ? » Et François présente au monde précisément ce dieu qui n’est pas un père, mais un compagnon de voyage.
C’est pourquoi je maintiens que François ne fait pas le pape, parce qu’il ne confirme pas ses frères dans la foi. La preuve en est qu’il reçoit les applaudissements des lointains [éloignés de la foi et de l’Eglise], qui se sentent confirmés dans leur éloignement, alors qu’avec ses ambiguïtés et ses déviations il déconcerte les proches.
La question est maintenant de savoir si le fait de ne pas faire le pape implique également de ne pas être pape. A mon avis, non. François est le pape, et pourtant il est dans l’erreur. Certains disent : impossible, car il a l’assistance du Saint-Esprit.
Mais l’assistance du Saint-Esprit doit être acceptée. Si elle est refusée, les erreurs et les péchés peuvent se propager, car le Seigneur ne viole jamais notre libre arbitre en nous forçant à accomplir des actes contraires à notre volonté.
Dans le paradoxe de sa Miséricorde infinie, Dieu nous laisse libres de lui désobéir, de nous damner, de refuser la béatitude éternelle ; il nous envoie ses grâces surnaturelles que nous pouvons néanmoins refuser. S’il n’en était pas ainsi, l’homme n’aurait aucun mérite à choisir Dieu et sa loi, et à renoncer à Satan et à ses séductions. […]
La souffrance des âmes
Depuis mon poste d’observation (d’une part le blogue Duc in altum, d’autre part la vie des simples fidèles), je vois s’accroître la perplexité et la souffrance.
Même si les fauteurs de troubles ne manquent pas, avec leur nature agressive, je vois et je rencontre surtout beaucoup de bons catholiques qui aiment le pape et prient pour lui, mais qui pour cette raison même souffrent lorsqu’il ne les confirme pas dans la foi, mais se réduit à agir comme un aumônier des Nations unies, épouse le politiquement correct, est ambigu en matière de doctrine et de morale, et donne l’impression de se mouvoir et de raisonner plus comme un politicien que comme un pasteur.
Une grande partie du troupeau se sent sans guide. Tout le monde n’a pas une formation théologique, mais le sensus fidei permet à beaucoup de voir ce qui ne va pas. Le culte idolâtrique rendu à la Pachamama a produit un véritable ébahissement. Un sentiment de trouble s’est répandu lorsque le pape Bergoglio s’est incliné pour embrasser les pieds des dirigeants du Sud-Soudan. La signature de la déclaration d’Abou Dabi a également suscité la perplexité. Sans parler de l’ouverture aux prétendus droits des LGBT.